Jean-Michel Charlier est connu principalement comme un de nos plus grands scénaristes de bandes dessinées d’aventures, et l’un des plus prolifiques sans doute, surtout eu égard à la qualité des histoires inventées. Or, ce ne fut qu’un pan de sa vie : en parallèle, il fut un journaliste et un responsable de structures éditoriales successives, tout au long de sa carrière. Il était aussi un passionné d’histoire et à la fois auteur de reportages musclés, ce qui se traduisit en particulier par la création, à partir des années 1970, d’un certain nombre de documentaires pour la télévision (dont les fameux Dossiers noirs diffusés sur FR-3).
Féru de littérature, amoureux des mots, il a pourtant commencé dans la presse, à moins de vingt ans, comme dessinateur. Il réalisa pendant six ou sept ans des milliers de dessins et illustrations diverses. Cette double ou triple activité fut possible grâce à une puissance de travail phénoménale, une mémoire infaillible, une intelligence synthétique lui permettant de comprendre et assimiler rapidement n'importe quel dossier, aussi complexe fût-il, une curiosité insatiable et une très grande vivacité d'esprit. En outre, une santé robuste - sauf dans les dernières années de sa vie où, bourré de médicaments, il tomba souvent et parfois gravement malade - lui permit à de nombreuses reprises de rester éveillé 24 ou 48 heures d'affilée, voire plus...
Né en 1924 à Liège (Belgique), il se met tôt au dessin et à la bande dessinée ; étudiant (il décrochera son doctorat en Droit), il trouve l’occasion, en 1944, de se faire embaucher par Georges Troisfontaines, le patron d’une agence fournissant des dessins, des bandes dessinées, des rubriques et même de la publicité au groupe Dupuis qui édite en particulier l’hebdomadaire Spirou et des albums de BD. Cela met le pied à l’étrier de Jean-Michel Charlier, mais comme dessinateur seulement.
Pourtant, le jeune homme rêvait de devenir officier de marine. Il avait - et il aura tout au long de sa vie - une passion pour la mer et les bateaux. Mais en 1944/1945, les circonstances du moment, ses débuts dans la presse, et surtout son aversion pour les mathématiques et le calcul, lui feront abandonner cette voie. Puis vient sa rencontre avec Victor Hubinon, embauché de la même façon au sein de l'agence de Troisfontaines. Leur premier travail commun, à l’automne 1946, est basé sur le premier scénario écrit par Charlier qui soit publié professionnellement.
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Jean-Michel Charlier à 24 ans, en train de taper à la machine (un prochain scénario ?).
La vignette provient de l'album Tarawa atoll sanglant, tome 1, édition de 1975, en version colorisée et lettrage refait (comprenant un oubli dans la ponctuation du deuxième phylactère et conservant la même faute d'orthographe dans le troisième phylactère...). Les trois héros de l'histoire avaient les traits de chacun des auteurs :
ainsi, au journaliste Sid Callahan, le dessinateur Victor Hubinon avait attribué le physique de son scénariste Jean-Michel Charlier.
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Peu après est créé Buck Danny, lancé par Georges Troisfontaines et Victor Hubinon (Jean-Michel Charlier intervient en tant que scénariste - et dessinateur - au bout d'une dizaine de pages). La série connaît rapidement un énorme succès qui ne se démentira pas, même après le décès du scénariste 42 ans plus tard.
On lui conseille en 1950 d'abandonner le dessin pour ne se consacrer qu’au scénario. Les séries, les collaborations se multiplient : Les Histoires vraies de l’Oncle Paul, les enquêtes de Jean Valhardi, La Patrouille des Castors, Kim Devil, Marc Dacier, Tiger Joe, Chevalier Belloy, Rosine, Les Grands noms de l'histoire de France, etc.
En 1956, survient un grave litige. Des auteurs de BD, dont ses amis René Goscinny et Albert Uderzo embauchés quelques années auparavant par la World's Press de Georges Troisfontaines, se liguent pour rédiger et signer une "charte" de défense de la profession (en particulier les auteurs regrettent de ne pas être propriétaires de leurs personnages : les éditeurs peuvent les attribuer du jour au lendemain à d'autres scénaristes ou d'autres dessinateurs). Cette fronde ne plaît pas à leur patron qui licencie celui qu'il considère comme le meneur : René Goscinny.
Par solidarité, Jean-Michel Charlier et Uderzo quittent l'agence ; les trois auteurs, unis dans la difficulté, fondent leur propre société et tentent de faire leur trou dans le milieu de la presse et de la bande dessinée. Ils rachètent à la World's le magazine publicitaire Pistolin lancé par eux un an avant ; puis l’éphémère Jeannot voit le jour ainsi que d’autres projets ; compagnons de galère dans ces temps de vaches maigres, ils multiplient les petits boulots.
Enfin, en octobre 1959, le trio crée le magazine Pilote.
Dans les pages de cet autre hebdomadaire, qui vécut des heures difficiles à ses débuts, sont nées des séries très célèbres : par exemple Astérix (de Goscinny et Uderzo), et pour ce qui est dû à Jean-Michel Charlier : les pilotes Tanguy et Laverdure, le pirate Barbe-Rouge, le scout Jacques Le Gall. Puis viennent le reporter Guy Lebleu, et surtout le lieutenant Blueberry, l’autre grande série à succès de Jean-Michel Charlier, dessinée par Jean Giraud.
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Caricature de Jean-Michel Charlier par Jijé, illustrant les légendaires retards du scénariste dans la livraison de ses textes. In le Nouveau Tintin n°61, daté du 9 novembre 1976.
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Indissociables, les deux scénaristes deviennent en 1963 co-rédacteurs en chef du magazine, une bipolarité rarissime, voire unique, dans le milieu... Mais la contestation estudiantine et la révolte de mai 1968 donnent un coup de frein à la carrière du spécialiste de la BD d'aventure. Le magazine est en cours de mutation, comme la société ; René Goscinny devient le directeur du journal, auquel il donne une nouvelle orientation. Les thèmes traditionnels chers à Jean-Michel Charlier n’y ont plus tellement leur place ; petit à petit il s’en détache, ses séries s’interrompent, sauf les emblématiques Tanguy et Blueberry, qui vont finir par être publiées ailleurs.
Dans le même temps, la télévision ouvre ses portes à Charlier : il scénarise les premiers épisodes de son adaptation de Tanguy et Laverdure en feuilleton télévisé ; sous le titre Les Chevaliers du ciel, c’est un immense succès international.
Il continue sur sa lancée en écrivant d’autres épisodes de cette série, ainsi que d’autres feuilletons.
Puis la nouvelle chaîne FR-3 lui propose de créer une série, documentaire cette fois : ce sont les Dossiers Noirs, qui démontrent de façon plus éclatante ses capacités en tant que conteur en images ; il passe en revue les grandes affaires du vingtième siècle, en présentant témoignages et documents choc. Tandis que dans Spirou, ses séries sont moins présentes, en raison en particulier des occupations très prenantes du scénariste.
Il passe à d’autres chaînes de télévision, poursuit ses séries BD, en crée de nouvelles (Jim Cutlass, Los Gringos…), devient pour deux ans le directeur de la rédaction de l'édition française du journal de Tintin, imagine de nouveaux projets plus ou moins aboutis de revues de BD qui monopolisent son énergie. Mais la fatigue et des problèmes de santé le minent ; il finit par s’éteindre en juillet 1989.
Le numéro de Spirou du 2 août 1989 rend hommage à Jean-Michel Charlier, décédé le 10 juillet. Spirou est le journal qui a fait travailler le scénariste durant plus de 30 ans, qui lui a permis de débuter dans le métier et de créer parmi les plus fameuses séries européennes de BD d'aventures. En couverture : un montage à partir d'une vignette extraite de l'album Les Anges bleus (série Buck Danny, dessinée par son principal complice Victor Hubinon).
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